Airbag

Alice Dumontier Loiseau

Alice Dumontier Loiseau

Un airbag m'a sauvé la vie. Mais ce n'est pas ce que vous croyez. Je n'ai pas de voiture, et je n'ai même pas les moyens de me payer un taxi. Je ne me déplace que rarement et toujours en métro, bien que la complexité du réseau new-yorkais dépasse mon entendement. 

Tout a commencé le 7 novembre 1997. On a sonné à la porte de mon studio de Brooklyn. Je vivais seul et personne ne me rendait jamais visite. J'ai hésité et puis j'ai finalement ouvert, la curiosité prenant le dessus sur l'appréhension. Personne. Je regardai à gauche, puis à droite, mais ne pus voir que le sombre couloir de mon immeuble, encombré des caisses du pizzaiolo ayant pignon sur rue et du vélo de la voisine. Mon environnement. Étroit, immobile et immuable. J'allais refermer la porte lorsque mon regard fut attiré par un petit paquet posé sur le paillasson. Il masquait les premières lettres du « welcome » (bienvenue) inscrit sur le vieil essuie-pieds, de sorte qu'on ne pouvait plus lire que « come » (viens). Sur le papier kraft, une flèche qui indiquait la sortie de l'immeuble était tracée au marqueur. Je ne sais pas ce qui m'a pris : j'ai immédiatement ramassé le petit colis et me suis dirigé dans le sens de la flèche, en pantoufles, dans mon vieux jean et mon sweat shirt défraîchi, sur lequel on parvenait avec peine à déchiffrer « Green Day - Dookie ». Je me suis arrêté au niveau du vélo, affublé d'une petite pancarte sur laquelle était inscrit « ride me » (conduis-moi). Stupéfait, j'ai regardé alentour : rien ni personne. Quelle était cette mauvaise blague ? En temps normal, je m'en serais tenu à cela et serais illico remonté chez moi. J'aurais repoussé la vieille porte qui aurait méchamment couiné, j'aurais soupiré parce que ce bruit m'irritait, mais le fait d'huiler le gond m'ennuyait encore plus. Mon long corps dégingandé contenait autant de flegme que de flemme, c'est dire. J'aurais refermé les trois verrous, me serais laissé retomber dans le canapé et aurais poursuivi mon écoute attentive du dernier album de Radiohead dont je venais de faire l'acquisition. Mais pas ce jour-là. Ce jour-là, pris d'une inexplicable curiosité, telle Alice au pays des Merveilles, je m'approchai de la bicyclette et balançai le petit colis fléché dans son panier métallique. Sans réfléchir plus avant, j'enfourchai ma toute nouvelle monture et me mis à pédaler maladroitement, zigzaguant dans l'étroit corridor, mes longues jambes repliées sur l'engin. Recroquevillé sur cette minuscule bicyclette que je tentais gauchement de faire avancer, je devais avoir l'air d'une araignée aux aguets. Alors que, depuis mon appartement, résonnaient dans le couloir les paroles de Radiohead « I'm amazed that I survived/An airbag saved my life » (je suis stupéfait d'avoir survécu/un airbag m'a sauvé la vie), je passai le pas de la porte et me retrouvai dans la rue. J'écrasai une canette de Dr Pepper et le bruit fit sursauter une femme sur le trottoir. Elle porta une main à son cœur et émis un rire embarrassé. Je souris timidement puis pédalai de plus belle, honteux et gêné. La tête rentrée dans les épaules, je filai à toute vitesse, insensible au froid, malgré le vent vif qui transperçait mes vêtements élimés. 

Après avoir pédalé au hasard une bonne demi-heure, j'arrivai à Coney Island. Je n'y avais jamais mis les pieds jusqu'alors, malgré les six petits miles qui séparent ce quartier de mon appartement et mes vingt-six années de vie, toutes passées à Brooklyn. Le Luna Park était fermé pour l'hiver, ce qui donnait au lieu des airs de ville fantôme. C'est étrange comme les endroits les plus animés deviennent effrayants lorsqu'ils sont dépeuplés. La promenade du front de mer était déserte. Je pédalai le long de l'océan avant de coucher le vélo dans le sable et de me poster au bord de l'eau. J'inhalai un grand bol d'air marin. Lorsque la nuit fut tombée pour de bon, je posai soigneusement le vélo contre le grillage du Luna Park, que j'entrepris d'escalader. Une fois retombé de l'autre côté, je me mis à courir parmi les attractions fermées, simulant des interactions avec les forains et passants, sautant sur certaines attractions et feignant tantôt la surprise, tantôt la frayeur. Je poussai des cris, les yeux exorbités. Je me dirigeai ensuite vers un étrange grand huit qui semblait ne pas avoir fonctionné depuis des lustres. Des herbes folles couraient sous les rails de bois dont la rupture semblait imminente. Je m'accrochai néanmoins à un pilier, me hissai sur l'étrange monstre endormi et débutai une ascension prudente, progressant rail après rail, que je gravis un à un, les utilisant comme les barreaux d'une échelle géante qu'on aurait dressée vers le ciel. Arrivé en haut, j'eus le souffle coupé. « Incroyable », me surpris-je à dire à haute voix. Je restai là un moment : derrière moi, le bruit de l'océan ; devant, la beauté arrogante de l'île de Manhattan, ses lumières multiples, ses tours jumelles se tenant là, fières et intouchables, comme montant la garde en vue d'un hypothétique assaut venu de l'Atlantique. J'inspirai lentement et profondément et me décidai à ouvrir le petit paquet, qui avait fait l'ascension sagement calé dans mon sweat shirt. Je n'y trouvai qu'un bout de plastique distendu. En y déchiffrant le nom d'une marque de voiture, je conclus qu'il s'agissait d'un airbag usagé, arraché d'un véhicule. Dessus était inscrit au marqueur « Time to take a deep breath? » (besoin d'air frais ?) Surpris, j'émis ce genre de petit rire nerveux qu'on exprime lorsqu'on est seul : une seule expiration par le nez, brève mais sonore. Je me rendis compte que je souriais.

Je redescendis et traversai le parc vide. Mon pied buta sur un vieux ballon dégonflé, que je ramassai et déposai avec l'airbag dans le panier du vélo. Je pris le chemin du retour. Je pédalai de façon frénétique, poussant des râles dus à l'effort intense, comme lorsque j'avais huit ans. Je passai devant Nathan's et eus très envie d'un de leurs fameux hot dogs, mais mes poches étaient vides. « Je reviendrai ! », criai-je. 

Lorsque je rentrai chez moi, épuisé mais revigoré comme jamais, je constatai que j'avais laissé la porte grande ouverte. « Quel idiot ! », m'exclamai-je en me tapant le front. J'avançai prudemment et découvris l'incongru spectacle de mon appartement rangé, nettoyé, les fenêtres grandes ouvertes (j'ignorais qu'on puisse encore les ouvrir). Recroquevillée sur mon canapé, ma voisine dormait. Lorsqu'elle expirait, de charmants petits nuages de vapeur s'échappaient de sa bouche. Je la détaillai. Seul un étroit couloir glauque séparait nos vies depuis près de vingt-quatre mois. Je l'avais vue tant de fois sans vraiment la regarder. Je me raclai la gorge. Elle s'éveilla en sursaut et bondit sur ses pieds. Un franc sourire se dessina sur ses lèvres lorsqu'elle demanda : « Alors, ce bol d'air ? » 

***

Aujourd'hui, l'union de nos banalités a donné naissance à un monde extraordinaire et inespéré. Elle a insufflé en moi des particules de joie. J'ai enfin compris que la vie se cache dans de minuscules détails. L'airbag était celui de la voiture qu'elle conduisait lorsqu'un bus l'avait percutée deux ans auparavant. Ayant survécu à l'impact grâce à l'airbag, elle s'était donné pour mission de répandre des souffles de vie autour d'elle, au moyen d'objets liés à l'air. J'avais été son premier sauvetage. Le premier d'une longue série que nous allions perpétuer ensemble. Son colis avait fait entrer le mouvement et l'aventure dans ma vie morne et molle. J'avais prospecté quelques semaines avant de trouver ma cible. J'avais à mon tour emballé le ballon trouvé à Coney Island et avais laissé opérer la magie. Mr. Windy avait de suite ouvert le paquet. Il avait longuement étudié l'objet et s'en était retourné dans son appartement. Quelques minutes plus tard, le ballon était regonflé et son nouveau propriétaire débutait une partie de basketball fictive au beau milieu de son salon. Depuis la rue, je pouvais l'entendre commenter la partie, comme en plein match de NBA.           

Mr. Windy a lui-même pris la relève et les « sauvetages » se sont perpétués. Aujourd'hui, on en rapporte des centaines d'exemples à travers le monde.
Nous évoluons au sein d'une société complexe et complexée, qui nous étouffe en s'essoufflant. Pourtant, le constat est simple : tout ce dont l'humain a besoin pour vivre, c'est d'un peu d'air.

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